En savoir + sur les Terriers seigneuriaux
Les « seigneurs » - le « seigneur » désignant à la fois le propriétaire d’un domaine ou le suzerain d’un autre homme - sont connus par des actes de « foi et hommage » qu’ils doivent présenter toutes les fois qu’ils reçoivent un bien de leur suzerain, et ce jusqu’au roi auquel ils jurent aide et fidélité et doivent le service armé. Les « aveux et dénombrements » de leurs fiefs, transcrits dans un acte solennel, décrivent leurs châteaux ou demeures, leurs dépendances, leurs terres et les droits qui y sont attachés. Mais le domaine lui-même nous est souvent mieux connu par les documents de gestion établis pour en percevoir les droits. En effet, la plupart de ces droits, d’origine domaniale, représentent d’importants revenus dont la perception est confiée à des hommes du seigneur, les baillis, les intendants, qui prélèvent les cens et redevances, passent des contrats de fermage, perçoivent les droits de mutation, rendent la justice au nom du seigneur et touchent les amendes.
Le domaine du seigneur, laïc ou ecclésiastique, est divisé en deux secteurs : la « réserve » ou « domaine utile » autour de la résidence principale, château ou manoir, exploité directement par des ouvriers agricoles logés ou non, et grâce à des corvées dues par tous les hommes vivant sur le domaine ; le second bientôt appelé « censive », confié par bail à des tenanciers dont la possession de la tenure devient rapidement héréditaire. Le paiement annuel de ce cens, en monnaie, d’un montant fixe de quelques deniers à l’origine mais vite dévalué, souvent accompagné de redevances en nature décrites dans les baux, est le signe de l’appartenance d’un bien fonds à un domaine seigneurial. La perception de ces redevances par le seigneur a donné lieu à l’établissement de listes de censitaires avec tout ce qui est dû par chacun : ce sont les « censiers », « lièves », « cueilloirs » ou « cueillerets de cens ».
Mais la justification de ces droits n’est pas aisée, faute de titres originels. C’est la coutume qui permet de les établir. Et pour éviter les contestations, on prit l’habitude, surtout après la guerre de Cent ans de consigner par écrit les déclarations des tenanciers ou possesseurs de « censives », appelées aussi « héritages » : des notaires, seigneuriaux puis royaux, à partir du XVe siècle, recevaient les déclarations et les mettaient en forme dans des registres qui prirent le nom de « terriers ». Afin d’obliger les censitaires à déclarer leurs héritages au seigneur, celui-ci dut souvent demander au roi des lettres patents, dites « lettres à terrier », qu’il payait fort cher mais qui contraignaient les possesseurs de tenures à venir déposer leurs déclarations. Les terriers étaient des documents contractuels qui garantissaient aussi bien les droits du seigneur que ceux des censitaires. Ils furent régulièrement tenus à jour par des rénovations dont le mouvement s’amplifiera au début du XVIIIe siècle, à la faveur de la réaction seigneuriale, mis aussi à la suite de l’incendie de la Chambre des Comptes en 1737.
A partir du XVIe siècle, mais surtout du XVIIe siècle, l’habitude est prise d’accompagner les déclarations et la liste des censives d’un plan général de la seigneurie puis de plans détaillés, avec numérotation des parcelles. Ces plans sont toujours exécutés avec soin, souvent aquarellés, et établis après une campagne d’arpentage des terres. A partir du XVIIIe siècle, le souci de l’exactitude des levées en fait des documents particulièrement fiables, au point d’avoir parfois été utilisés concurremment au cadastre jusqu’en plein XIXe siècle.
Différents types de registres ont été élaborés par les intendants des seigneurs. Il a ainsi souvent été possible d’aller de la liste des censitaires aux déclarations que ceux-ci étaient venus faire devant le notaire choisi par le seigneur, puis de repérer sur les plans le numéro et l’emplacement des parcelles concernées, de constater les modifications apportées à l’héritage de certains, de retrouver quelques actes notariés d’achat ou de vente de biens chargés de cens. Pour quelques grands domaines dont la réserve est exploitée par des fermiers, les baux signés pour trois, six ou neuf années permettent de voir les transformations des conditions de vie des familles, enrichissement ou endettement, travaux de remise en état des bâtiments pré-industriels tels que moulin banal à farine ou à tan, pressoir à vin ou à cidre, forge, etc.
Certains villages ou petites villes, dont le terroir est souvent divisé entre plusieurs seigneurs, ont aussi des terriers, plans parcellaires numérotés, avec indication des noms de rues, des places. Les villes de la vallée de la Seine sont connues également par les revenus que procurait le fleuve aux seigneurs : droit de pêche, moulins sous les arches d’un pont, péages touchant le transport des marchandises, foires et marchés. C’est le cas de Mantes, de Poissy et des rives de la Seine entre Sèvres et Le Pecq dont les revenus, qui appartenaient jusqu’à la fin du XVIIe siècle à l’abbaye royale de Saint-Denis, avaient été donnés à la Maison Saint-Louis de Saint-Cyr, confiée à Madame de Maintenon et qui conservaient la dénomination d’origine de la « Prévôté de la Cuisine ».
Enfin, le roi était lui-même seigneur direct de domaines et on le montre comme tel dans sa ville de Versailles où il fait réaliser un terrier en 1737.
Le XVIIIe siècle a été un grand moment de rédaction et de réfection des terriers. Ce siècle a connu successivement un renforcement des droits seigneuriaux et féodaux, la rationalisation d’une gestion rentabilisée du domaine seigneurial au prix d’investissements couteux mais jugés indispensables par les propriétaires fonciers (reconstitution et recherche des titres anciens, réalisation ou remises à jour de terriers), la rivalité croissante d’une administration royale suzeraine et rivale qui n’a cessé d’être préoccupée d’une meilleure assiette de l’impôt foncier (compoix et cadastres du midi de la France, plans de paroisses de la Généralité de Paris), enfin abolition des droits féodaux et seigneuriaux dès l’été 1789, avec brûlement effectif des pièces d’archives les matérialisant, principalement les terriers.
Par chance, cette folie destructrice n’a pas été générale. Et dès le 1er décembre 1790, la Constituante demanda à chaque commune des « états de sections » faisant apparaître pour chaque bien imposable décrit, le revenu net moyen des quinze dernières années. Cette mesure, destinée à l’établissement de l’impôt de 1791, encouragea à conserver et à utiliser les registres de déclarations des tenanciers aux terriers seigneuriaux qui avaient échappé au feu. Simultanément, l’administration récupérait les titres des établissements ecclésiastiques supprimés dont il fallait continuer d’assurer la gestion et confisquait les papiers des émigrés.